Entretiens, entrechiens (7)

Publié le par Jazz

Boulotte est assise en face de moi. Mais Boulotte n'a rien d'intéressant à dire. Elle veut savoir ce qui est sorti de la gueule de son idole, TicMadame. Je lui rapporte : « Elle m'a conseillé de trouver un mentor et m'a appris qu'ici, j'aurais été massacrée ». Parole d'Évangile. Elle semble se recueillir tout d’abord, puis opine du chef de la chef. Et voilà qu’après ces quelques secondes de méditation sur mon CV, elle me sert toutes les paraphrases possibles des conseils de la Grande Prêtresse.

« Oui, non, tu n’as pas engrangé suffisamment de connaissances, ici, tu vas te faire bouffer », « tu as encore le temps de te faire former plus sérieusement, ça ne suffira pas pour travailler ici », « apprends encore, tant que tu le peux, sinon, tu vas être pillonnée. » Légèrement penchée vers moi, elle adopte presque le ton de la confidence pour me dire ça, comme si ces conseils émanaient d’elle.

C’est sans appel : Boulotte a définitivement perdu sa personnalité pour devenir un mauvais clone de sa boss. Cette fille ressemble à une coquille vide. Elle a peur quand la porte s'ouvre à nouveau sur la Tigresse, et se redresse rapidement, craignant d’être prise en flagrant délit de familiarité avec une personne qui a d’ores et déjà échoué à l’examen de passage dans la caste supérieure des esclaves de la connasse-en-chef. La Tigresse elle, expédie sa subalterne sans aménité, sans la regarder.

La Tigresse revient à moi. J'ai besoin de savoir pourquoi elle se comporte si mal. Je décide de m'amuser encore un moment, pour me venger et laver un peu, si peu, mon humiliation.
Elle me parle des gens qu'elle
« manage », en termes peu élogieux. Elle me décrit une équipe affamée de sa chair, qui n'hésite pas à saboter le travail pour que sa tête tombe. Je lui demande, faussement candide, comment elle fait, à son âge (elle a 32 ans), pour gérer une équipe si difficile. Elle me dit qu'elle les tient d'une main de fer. Trop opaque pour moi. Je repose la question : comment fait-elle ? Comment ? En leur montrant par « a+b » que c'est elle qui dirige, parce qu'elle a bossé pendant des années pour en arriver là, elle a bûché plus que les autres, en passant 13 à 15 heures par jour au boulot, en apprenant les bases. Mais les résultats sont là.

Elle est contente qu'on lui demande des conseils, ça se voit. Elle se reprend et me dit que je n'aurais pas dû postuler pour ce job. Je réponds qu'il faut saisir certaines opportunités. Elle m'aurait conseillé de dire d'emblée que je ne me sentais pas à la hauteur, ça nous aurait évité cette situation. Moi, je n'admets pas l'idée que l'on puisse commencer un entretien en faisant un aveu de faiblesse.
Elle m'a conseillé de mentir aussi. Elle a dénigré des professionnels expérimentés en affirmant qu’elle n’avait rien à apprendre d’eux. Elle se moque, distille son venin. Elle me dit que c'est une erreur de vouloir être manager avant 40 ans (je répète qu’elle en a 32). Je me rends compte que c'est une femme qui ne sait pas ce qu'elle dit. Elle se moque des gens, elle les utilise, elle a du mal à asseoir son autorité autrement que par la menace et la froideur, elle se sent bien dans sa position de manager mais déconseille à tous les trentenaires de le devenir. Contradictions, suffisance, manque de professionnalisme, mauvaise ambiance, aucune solidarité, guerre d’usure : tout pour me dégoûter.

Même si j'avais eu le CV et l'expérience parfaite et qu'on me faisait un pont d'or pour intégrer leur agence de merde, je dirai non.
Non, rien à faire. ¤ Et ce n’est pas dire qu’elles sont trop vertes comme je l'écrivais l’autre jour en évoquant ce fichu entretien. ¤

Maigre consolation, hein ?

 

Évidemment, je suis détruite, je doute de mes capacités. Elle m'a dit que j'étais jolie, c'est la première fois que ce compliment me fait aussi mal. Je pleure en appelant mon chéri, et je pleure en appelant ma meilleure amie pour leur apprendre la nouvelle. Je rassure tout le monde, mais ne trompe personne :ils savent à quel point je fondais des espoirs dans cet entretien. Mon chéri maudit cette TicMadame, Célia la voue à une existence misérable et affligeante. Je masque mes sanglots pour appeler ma mère, et lui explique, laconique, que je ne corresponds pas au profil recherché. Elle les accuse de racisme, et ça, ça me fait marrer.
Je rentre, le cœur troué. Dans le métro, la tête baissée, le regard humide, je me dis que je ne suis bonne à rien.
Je tombe dans les bras de mon chéri mais même après ses mots qui soulagent et malgré toute l'attention qu’il déploie, je reste dévastée. J'ai du mal à dormir, je me sens mal.

Heureusement, il me reste l'autre piste, celle que j'aimais moins. Mais bon, je vais abandonner ce métier. Je suis trop nulle…

Le lendemain, j'appelle Caroline, celle qui est chargée de mon dossier dans le cabinet de recrutement. Elle est abasourdie par mon récit. Je l'appelle surtout pour qu'elle se couvre, quitte à ce qu'elle rejette la faute sur moi face à Tigresse qui lui demandera des comptes. Elle se perd en excuses. Pas grave, je m'en remettrai. Caroline savait que c'était une garce, elle avait essayé de me prévenir de son caractère en des termes plus prudents, mais elle ne s'attendait pas à ça. Elle m'assure qu'elle fera de son mieux pour avoir très vite des nouvelles de l'autre agence. Ah, je l’avais oubliée, celle-là.


Une semaine après, Caroline me fait savoir qu’elle a décroché un rendez-vous en face à face avec deux autres responsables personnes de l'agence n°2.

à suivre...

Publié dans tripalium delirium

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